Dis-moi Ancêtre, toi qui a réalisé cette poterie, où as-tu trouvé cette terre ? Comment l’as-tu mise en forme ? Comment l’as-tu cuite ? Qu’en as-tu fait ensuite ? L’as-tu donnée à un ami ? L’as-tu échangée contre des graines ? L’as-tu vendue à un étranger de passage ? L’as-tu seulement façonnée pour ta compagne, ou ton compagnon, pour conserver quelque nourriture ? L’as-tu fabriquée à ton enfant pour qu’il s’amuse ? Quelle était ton intention ?
Tu es si proche de moi, et si éloigné. J’ai entre mes mains ce morceau de poterie, ce tesson, que tu as fabriqué de tes mains. Tu l’as tenu comme ça, comme tant d’autres poteries que tu as dû fabriquer. On devine presque l’empreinte de tes doigts, qui ont laissés dans la pâte encore tendre ta signature avant la cuisson. Et je le tiens comme ça, avec précaution car c’est tout ce que nous avons retrouvé là où tu habitais. Je m’en voudrais de le laisser tomber, de le briser, ce fragment déjà cassé. Je n’en ai pas le droit. D’ailleurs je ne fais pas ce que je veux. Mes analyses doivent être non destructives. D’habitude, un chimiste dans une situation semblable ferait une « minéralisation ». Un doux terme signifiant que l’on broie, puis que l’on attaque par un mélange d’acides forts et oxydants, éventuellement sous chauffage par microondes.
Ce morceau de ta vie est arrivé jusque là, mis à jour par un étudiant d’archéologie, avec sa petite truelle et son pinceau. Aurais-tu pu l’imaginer seulement ? Te rends-tu compte que des gens sont là, à creuser pour retrouver ta trace ? Aurais-tu changé quelque chose dans ton style si tu avais pu imaginer que ce morceau réapparaîtrait dans 1000 ou 2000 ans ? Aurais-tu mis un message dedans ? Tu avais le soucis du travail bien fait, c’est prouvé sur cette poterie, avec ces stries parallèles, esthétiques, bien régulières. Voulais-tu dire quelque chose ? Tu y as passé du temps avant d’arriver à ce résultat. Tu as dû en cuire des morceaux avant de faire celui-ci. Ou bien était-ce une ébauche ? Un raté ? Et tu l’aurais jeté au loin ?
Me voilà à analyser ton œuvre avec un appareil sophistiqué portant un nom compliqué. Spectroscopie de fluorescence X. Je pointe le faisceau : côté intérieur, trois mesures sur des points différents ; côté extérieur, trois mesures aussi (sait-on jamais, si le contenu a pollué le côté intérieur) ; sur la zone rouge, trois mesures ; sur la zone noire, trois mesures aussi ; et sur la tranche, pour être sûr de ne pas passer à côté du cœur de ta poterie. Sur l’extérieur il y a plusieurs couleur : la terre cuite, beige pâle, l’engobe ocre, des traces de cuisson. Ne me mens pas ! Je finirai par découvrir. Qu’as-tu mélangé à cette argile ? Les éléments sont là, ils défilent sur l’écran : fer, potassium, calcium. Un peu de titane. Où as-tu trouvé le titane ? Tu sais, j’ai du mal avec ton tesson. Il est très incurvé, il entre mal dans l’appareil. Je suis obligé de le mettre en équilibre sur la tranche pour viser là où je veux, calé avec un bouchon en caoutchouc.
Ha, si tu pouvais me parler directement… Je sens que tu es là, si proche et si éloigné. Tu l’avais dans les mains il y a à peine 1000 ou 2000 ans. C’est rien du tout à l’échelle astronomique ! Ni même à l’échelle de l’évolution. Vu de très loin dans l’espace-temps, on aurait presque pu se croiser toi et moi.
Aller, dis : qu’as-tu fait cuire là-dedans ? Mais oui, je sais que tu as fait cuire quelque chose, je vois les traces noires. Le carbone s’est incrusté dans les pores de la terre cuite. L’oxydation laisse des traces. Cuisson au feu de bois. Il y a un dégradé du rouge au noir par endroits, c’est beau. Il y a comme des reflets métalliques par endroits ; un peu comme une cuisson réductrice. La cuisson n’était pas uniforme. Tu l’as oublié sur le feu c’est ça ? Tu as cramé la soupe ?
— C’est à côté de la rivière, là bas. En me promenant un jour, après la pluie, j’ai glissé. La terre était gorgée d’eau, mes pieds ont dérapé sur la mousse fraîche. Et dessous, il y avait cette terre glaise claire, tendre, bien grasse, homogène. J’ai détaché un morceau de cette pâte, facile à modeler, à malaxer. Elle était douce au toucher, très fine, peu de grains de sable. J’en ai ramené un bout au village, j’ai modelé une coupelle et je l’ai mise à sécher à côté du feu de bois. Pas trop fort, sinon elle risquait d’éclater. Quand elle fut solide, je l’ai mise à cuire plus près du feu. Voyant le résultat, j’étais heureux d’avoir trouvé une belle terre pour faire des nouvelles poteries. Il n’y a rien de mystérieux. Du « titane » tu dis ? Je ne connais pas. Tu es sûr de tes analyses ? T’es-tu bien lavé les mains avant de toucher ma relique ? Il est possible que mes enfants soient allés à la rivière avec cette poterie cuite, ils me faisaient des farces. Je retrouvais parfois des escargots séchés dans le fond de mes pots ! Autrement, c’est ma compagne qui s’en servait pour conserver les graines. Ça te va comme explication pour ton « titane » ?
Mais ça ne colle pas, désolé. Pas ici dans les Pyrénées. Il faudrait chercher encore, mais pour l’instant on n’a trouvé aucun gisement avec ces caractéristiques. Je me suis pourtant bien lavé les mains avant de la toucher. J’ai mis des gants latex. C’est encore la faute aux archéologues ! Un étudiant sur un chantier de fouille a dû trouver ce tesson et a dû le mettre dans une bassine à tremper avec les autres morceaux… S’ils savaient ce que l’on doit faire comme analyse ensuite, et toutes les précautions à prendre pour ne pas polluer l’échantillon… Il faudrait un chimiste sur chaque chantier de fouille. Ou alors il y a autre chose… Ta poterie a dû voyager, Ancêtre. Hé hé, ça t’en bouche un coin tout ce que je peux savoir derrière mon spectroscope ? Du moins… je peux imaginer, faire des hypothèses. Mais tu ne viendras pas me confirmer ceci, hélas, même pas en rêves.
— Les « Pyrénées », dis-tu ?! Un jour, un voisin est venu. Il devait partir, marcher longtemps et avait besoin de nourriture. Ma compagne lui a donné la poterie avec les graines dedans. Ce n’était pas grand chose, des poteries j’en fabrique plein. Paraît-il qu’il a marché très longtemps vers le Soleil couchant. Il a dû arriver dans tes « Pyrénées », là où tu as retrouvé le tesson. Je n’en sais pas plus, désolé.
Tu te rends compte, à quelle profondeur on a retrouvé ce tesson ? Enfoui à deux mètres de profondeur. Bien conservé dans une épaisse couche de terre. « US 5002 », ça te parle ? C’est ce qui est marqué sur le sachet qui contenait ton tesson. Ça veut dire « Unité Stratigraphique » suivi d’un numéro. C’est comme ça que les archéologues repèrent les différentes couches et volumes de terres qui se superposent. Normalement les unités s’empilent dans l’ordre chronologique. Sauf que, parfois, on retrouve dans une couche plus basse des éléments plus récents… Il faut toujours se méfier. C’est comme cela qu’un jour un collègue a retrouvé une capsule de bière en dessous d’une strate estimée du Moyen-Âge ! Ça remet tout en question.
Aujourd’hui en 2016, et depuis plusieurs décennies, les bulldozers mettent la pagaille dans les couches. On creuse, on remblaie, on excave, on comble, on terrasse. J’imagine le pauvre archéologue du XXXe siècle, quand il viendra avec sa truelle et son pinceau… Il trouvera une bonne couche de mélange de toutes époques. Il faudra d’autres méthodes, probablement. D’ici là, peut-être n’y aura-t-il même plus besoin de creuser. Les techniques de télédétection électromagnétique permettront d’obtenir une image en 3D et en couleurs reconstituées, en fonction de leur densité, matière, de tous les objets et couches, sur une épaisseur de 10 mètres… Ils pesteront que nous avons tout labouré, retourné, chamboulé. Que ça n’a pas de sens. Il trouveront nos « poteries » en polyéthylène haute densité, notre béton armé. Il tenteront de classer en différentes catégories les mystérieux motifs de nos pneus, comme nous, aujourd’hui, classons les motifs des vases grecs.
> Ho, regarde celui-ci ! Quelle belle symétrie de translation le long de cette nervure de roue de voiture. Ce devait être une civilisation raffinée et constante, pour sculpter avec autant de précision et régularité ces motifs. On en trouve des semblables dans plusieurs contrées lointaines. Penses-tu que ce puissent être des motifs tribaux, ou des signes de reconnaissance pour marquer leur chemin dans la boue ? Et leur récipients alimentaires étaient fabriqués à base de pétrole, tu te rends compte de la richesse qu’ils exhibaient à cette époque ? Du pétrole ! Il paraît même qu’ils s’en servaient de combustible…